Emma Jacolot
Des mains qui se font oublier
Les mains plongent chercher l’image dans les chimies, dans les odeurs, dans les âpretés des produits sur la peau, leurs piqûres à petit feu. Elles boivent en même temps que les fibres du papier les trois bains qui passent après la brûlure que la lumière y a imprimée, et enfin sous l’eau claire qui permet de tout rincer. Mettre au monde une image, c’est un travail des mains qui se font oublier pour que paraisse « l’empreinte d’une situation lumineuse » - selon les mots d’Emma Jacolot. Mais il faut voir cette empreinte exactement comme celles que l’on dépose partout du bout des doigts : comme le témoin d’un contact en surface, pelliculaire… où la pellicule est la première voie de ce qui s’installe dans la chair. Emma Jacolot produit des images incarnées, où les agents et les outils de la photographie sont autant de matières qui teintent, qui absorbent, qui portent leurs récits : le bleu du produit cyanotype gorge des combinaisons de travail pour parler de ce que le labeur impose et imprime sur les corps (Bleu(s), 2023) ; l’horizon qui apparaît sur le papier photosensible jamais fixé ne cesse de boire la lumière et d’adopter la couleur du ciel partout où il est exposée (Tentatives d’horizon, 2019) ; le papier argentique confie son grain métallique à la surface des Lacs photographiés aujourd’hui à l’emplacement d’anciennes mines de bauxite (Là où coule l’aluminium, série en cours). En rendant toute leur plasticité aux ingrédients de la photographie, la pratique d’Emma Jacolot regarde et convie tous ces gestes qui visent l’invisible. Pensons aux mains discrètes des projectionnistes de cinéma, qui s’employaient à recouper des pellicules deux ou trois images abîmées par de nombreux assemblages sur le film (toujours reçu en plusieurs morceaux, et toujours redécoupé pour voyager). Souhaitant donner à voir ces images lésionnées, soustraites à la visibilité, Emma Jacolot arrête le film en ses endroits abîmés - c’est ici que le feu de la lampe du projecteur, fidèle aux mains qui le manipulaient, brûle irrémédiablement la pellicule trop longtemps exposée (Brûlées, 2019). Pensons aux corps des passants qui ne font que passer, derrière les vitrines d’un hôtel abandonné (série Le voile de Poppée, 2022), ou à ceux étendus sur la plage, plus que jamais exposés au regard et pourtant invisibles car communs – des corps de tout un chacun qui soudain, isolés par le cadrage, sont regardés (série Les corps-paysages, 2020). Pensons enfin à ces autres corps privés de lumière, des corps donnés au travail et à l’humidité sous la surface de la terre. Ces corps ramenés à leurs gueules rouges, confondues parmi quelques gamelles en terre crue suspendues dans l’installation Failles (2024). Des gamelles poreuses à la surface desquelles passe et perle une eau discrète comme une menace, comme un rappel que l’eau des lacs passera bientôt dans ces mines, couvant à jamais les bruits des machines et les éclats de voix en sourdine.
Juliette Belleret
Critique & commissaire d’exposition